Les principes
de Ravachol

LES MÉMOIRES DE
RAVACHOL
Ce texte est extrait d'un ouvrage écrit par Jean Maitron
Ravachol et les anarchistes, édité par Folio Histoire
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ENFANCE ET ADOLESCENCE

      Je suis né à Saint-Chamond (Loire) le 14 Octobre 1859, de parents hollandais et français. Mes parents vivaient, je crois, maritalement, mais ils avaient la ferme intention de s'unir, le retard de cette union ne dépendais que des formalités à remplir (acte de naissance etc., de mon père hollandais). Mon père était lamineur aux Forges d'Isieux, ma mère était moulinière en soie. A ce moment, ils étaient dans une petite aisance, car ma mère avait reçu quelque peu d'argent de sa famille, mais mon père avait des dettes qu'il fallut éteindre. J'ai été élevé en nourrice jusqu'à l'âge de trois ans et d'après les dires de ma mère, je n'ai pas eu tous les soins nécessaires pour un jeune enfant. À ma sortie de nourrice, je fus placé à l'asile et y suis resté jusqu'à l'âge de six ou sept ans. Mon père battait ma mère et me faisait des questions pour faire des rapports contre elle, ce à quoi je ne répondis jamais, il l'abandonna avec quatre enfants, dont le plus jeune avait trois mois. Il s'en alla dans son pays, mais comme il était atteint d'une maladie de poitrine, il succomba au bout d'un an.

BERGER

      Ma mère ne pouvait subvenir à l'existence de quatre enfants et me plaça à la campagne (La Rivoire près de Saint-Chamond) chez Mr. Loa, mais il ne put me garder car j'étais trop petit pour attacher ou détacher les vaches qu'il avait, et je revins près de ma mère, attendre l'année suivante. Ma mère allait demander l'assitance aux gens aisés, et elle m'envoyait quelquefois chercher soit de l'argent ou du pain. Un jour, je me souviens, que l'on donna à ma mère un costume de collégien, je ne voulais pas le porter tel qu'il était de peur que les autres enfants me disent que c'était un vêtement de mendicité, et il fallut que ma mère enlevât tous les boutons et tout ce qui pouvait faire soupçonner ce don. Nous vécûmes tous bien tristement, et l'année suivante je repris le chemin de la campagne et retournais chez Mr. Loa, qui me payait 15 francs pour la saison.
      Je n'avais alors que huit ans, et j'aidais mon maître qui n'avait que moi comme domestique, à engerber le foin sur les voitures, en deux mots aux travaux de fenaison. Le dimanche, j'assitais aux offices religieux, en somme je suivais les principes qui m'avait été inculqués par mes parents. L'hiver je revins dans ma famille, et je continuai à aller à l'école. L'année suivante je suis allé dans la montagne, à la Barvanche chez Liard, où je gardais six vaches et quelques chèvres. Le travail me semblait plus pénible surtout que j'y suis resté le commencement de l'hiver. Cet hiver me frappa pour plusieurs raisons : la première fut les souffrances que j'endurais du froid pour mener les chèvres brouter la pointe des genêts, et étant mal chaussé, j'avais les pieds pour ainsi dire dans la neige, la deuxième, la perte d'une de mes soeurs, la plus jeune, et une maladie que je fis, la fièvre muqueuse.
      L'année suivante, je suis allé pendant l'été chez un gros fermier Mr. Bedon, meunier et marchand de bois dans la commune d'Isieux. J'avais 4 chevaux, 8 vaches et 4 boeufs, un toupeau de brebis et quelques chèvres. Je gardais les vaches et les boeufs, c'était en 1870, j'avais onze ans. Je crois que ce fut cet hiver que je fis ma première communion chez mes parents. Quelquefois en gardant les vaches, je pleurais en souvenir de ma petite soeur que j'avais perdue.
      je me souviens que ma mère vint me voir, elle était malade, et j'ai beaucoup pleuré lorsque je l'ai vue s'en aller en me laissant dans des mains étrangères, et aussi parceque je la savais malade et malheureuse. L'année suivante, je suis allé à la Brouillassière entre Val Fleury et Saint-Chamond, mon patron Mr. Paquet était brutal avec les animaux et tenait une ferme appartenant à l'hospice et était un peu dans la misère, je n'y était pas trop malheureux.
      En revenant passer l'hiver à la maison, je me suis embauché par l'intermédiare de maman dans un atelier de fuseaux où je gagnais 10 sous par jour, et à la belle saison je suis retourné à la campagne à Gray dans la montagne. Là j'étais bien vu de mes patrons que j'aimais beaucoup. J'y ai passé l'hiver et cela avec plaisir, car ils avaient un fils très instruit avec qui j'étais content de causer. Si je n'y suis pas resté, c'est à cause des faibles appointements qu'ils me donnaient, car je gagnais trop peu pour acheter même des vêtements. Le jour même que je les quittai pour aller à Saint-Chamond, j'ai rencontré sur la route un cantonnier à qui j'ai exposé ma situation. Alors il m'a dit qu'il connaissait un paysan qui cherchait un berger. Il m'expliqua que je le trouverais sans doute à Obessa, en effet je l'y trouvai et fus embauché pour les gages de 80 francs.
      Je suis parti avec lui, et j'ai passé la nuit chez lui, le lendemain je suis venu à pied chez moi, et j'ai appris par ma mère qu'il y avait un paysan tout près de Saint-Chamond qui cherchait un berger, alors j'ai cédé aux instances de ma mére et me suis rendu chez le fermier que ma mère m'avait indiqué, car celui de la Fouillousse ne m'avait pas donné d'arrhes, autrement je serais allé chez lui, d'autant plus qu'ayant moins de bêtes à garder, j'aurais eu moins de mal que chez l'autre, et ce fut la dernière fois que je fus berger. Je me rappelle un fait sans importance, mais qui peut faire connaître l'avarice de mon patron. Un jour il me dit : "dépêchons-nous de manger, nous mangerons mieux à la maison"; ce à quoi je répondis : "- à la maison ou ici, vous me dites la même chose, car vous êtes toujours à nous presser, et à nous commander du travail au momment des repas de manière que nous n'ayions pas le temps de prendre notre nécessaires."
      Il voulut me rembaucher pour l'année suivante, mais j'ai refusé; voulant apprendre un état autre que cultivateur. Arrivé chez moi, je suis allé travailler quelques jours dans une mine de charbon pour trier les pierres, je gagnais 15 sous par jour. De là je suis allé je crois chez des cordiers pour tourner la roue, j'y étais assez bien, gagnant de 0,75 à 1 franc; en sortant de là, je suis allé chez des chaudronniers en fonte, je chauffais les rivets et frappais devant, je gagnais 1 franc par jour. Le bruit m'assourdissant, je fus obligé de partir.

APPRENTI TEINTURIER

      Ma mère m'embaucha alors comme apprenti teinturier chez Puteau et Richard à Saint-Chamond. J'ai dû faire trois ans d'apprentissage et un apprentissage pour ainsi dire nul, puisque l'on cachait le secret des opérations, et il fallait pour en savoir quelques mots, surprendre les ouvriers pendant le travail et questionner les camarades pendant que les contremaîtres n'était pas là. On ne voulait pas que les apprentis mettent la main à la pâte pour apprendre ils devaient seulement regarder quand ils avaient le temps, car on ne voulait pas sacrifier une piece de soie pour les apprendre et il fallait qu'ils produisent d'une autre manière. Je me souviens que nous profitions de l'heure des repas des contremaîtres pour nous exercer et nous perfectionner.
      La première année je touchais 1,50 F par jour, la deuxième 2 F, la troisième, pendant six mois 2,45 F, et les six autres mois 2,50 F. nous faisions assez souvent sans augmentation de salaire douze à treize heures de travail. On exigeait de nous un travail au-dessus de nos forces, et on nous faisait soulever des poids que des hommes maniaent difficilement. Les dimanches, jusqu'à l'âge de seize ans, le soir, j'allais de temps en temps avec des camarades au bal, la seule distraction de Saint-Chamond. Je ne suis allé que très rarement au café, parfois on se réunissait quelques camarades pour aller faire un tour à la campagne, ou on allait chez l'un ou chez l'autre pour apprendre à danser. Ce fut à peu près ma vie pendant mes dernières années d'apprentissage, je dépensait à peu près 15 sous par dimanche. Ma mère avait repris son travail avec plus d'ardeur lorsqu'elle eut placé mon frère aux enfants assistés, n'ayant conservé que ma soeur auprès d'elle, mais, comme mon frère se plaignait des Frères qui le gardaient, ma mère le reprit lorsque je fus ouvrier ; j'avais alors dix-neuf ans.

OUVRIER ET MILITANT

      Je suis resté six mois ouvrier dans la maison où j'ai fait mon apprentissage aux appointement de 3,75 F au lieu de 4 F comme l'indiquait le règlement de la maison, mais sachant que je n'était pas expérimenté dans la partie je n'osais pas quitter la maison, et il fallu qu'on me renvoie pour perte de temps causée par notre bavardage et nos ris entre camarades. De là, je suis allé au Creux commune d'Isieux, à la maison Journoux, mais comme je n'était pas très fort ouvrier, il me donnait 3,90 F au lieu de 4 F; j'y suis resté une dizaine de mois, jusqu'à la grève. J'assistait à toutes les réunions des grèvistes qui n'eurent pas gain de cause; la grève dura environ trois semaines. Pendant ce temps je vécu sur mes économies; dès le début de la grève je fus renvoyé avec tous mes camarades. Je partis un soir à 9 heures, pour Lyon, et cela pédestrement, avec un camarade, Jouany, natif de Saint-Chamond. À deux heures du matin, éreinté par la marche, nous nous sommes couchés sous un arbre, mais nous ous sommes réveillés vers 4 heures du matin à cause du froid et avons poussé jusqu'à Givors, pensant trouver un train, mais comme c'était trop bonne heure, nous avons marché jusqu'à Grigny, là dans un café nous avons cassé la croûte en attendant le train, c'est moi qui ai réglé les dépenses. Après le repas, nous avons pris le premier train de Lyon, nous nous sommes embauchés tous les deux dans une teinturerie de soie, en noir (à la monté de la butte), nous y sommes restés quelque temps, et quand la grève de Saint-Chamond a été terminée, beaucoup de nos camarades y sont rentrés, bien qu'ils n'aient pas eu gain de cause. Ne voulant céder à la volonté des patrons, je suis resté à Lyon et suis rentré dans un autre atelier où on gagnait 4,50 F par jour, c'est dire 0,50 F de plus (maison Coron, rue Godefroy, teinturerie en couleurs). Je n'y suis pas resté longtemps, le travail ayant baissé, et mon camarades ayant été renvoyé avant moi.

CHÔMEUR

      Je me suis trouvé sans travail pendant un mois, car n'étant ouvrier qu'en noir je m'embauchais difficilement. Voyant que je ne trouvais pas d'embauche, je suis retourné chez ma mère car je n'avais plus qu'une trentaine de francs en poche. J'avais fait la connaissance d'une jeune fille avant de partir de Saint-Chamond, que j'aimais beaucoup et qui m'écrivait souvent, pendant mon séjour à Lyon, de revenir auprès d'elle, mais je retardais toujours pensant pouvoir faire quelques économies pour m'habiller convenablement. Elle est même venue me voir à Lyon, et j'ai eu le plaisir de passer une nuit auprès d'elle. Je m'étais permis, avant de connaître cette jeune fille, de faire quelques fredaines en sortant du bal, mais ce ne fut que des amours d'un jour. À Saint-Chamond, le travail marchait peu, je restai donc sans travail encore quelque temps, et par conséquent à la charge de ma mère. Un jour je rencontre un ouvrier de connaissance qui travaillait dans une usine métalurgique, Chez les Potin; il m'invita à aller avec lui. J'acceptai avec empressement. Arrivés au portail de l'usine, il fallut attendre que l'on vienne choisir les hommes qui plaisaient. À ce moment, on rentrait un cylindre. Comme le chemin était en pente, on avait mis des hommes derrière la voiture pour retenir en cas d'accident; j'ai profité de l'occasion et me suis mis avec ceux qui faisaient la corvée, et une fois dans l'atelier, je me suis présenté au contremaître ou directeur, Mr. Pernod, mais pas celui qui m'avait suggéré l'idée d'aller à cet atelier, car lui, étant resté à la porte, n'avait pas été embauché. J'ai travaillé comme manoeuvre à plusieurs machines entre autres la cisaille, à raison de 3 F par jour.

BAGARREUR

      Le cinquième jour que je m'y trouvais, c'était je le jour de l'An, dans un moment de repos, et pendant que je dormais, un garçon de four sortant des dragons, vient pour me jeter un seau d'eau à la figure. Je l'entendis; aussitôt je me levai sur mon séant et l'ai interpellé. Alors voulant boxer avec moi, je lui envoyai un coup de poing par la figure jusqu'à ce qu'il fut content de la distribution, et comme mon père s'était rendu célèbre par les volées qu'il avait données à plusieurs et au contremaître Humbert, tous les ouvriers voulurent voir le fils de l'Allemand, comme on l'appelait, après la scène que je venais d'avoir. J'ai oublié de dire qu'une pareille affaire m'étais arrivé à Saint-Chamond et que j'avais eu aussi gain de cause; c'est de là que ma réputation d'homme à redouter en cas de dispute se fit.
      A mon retour à Saint-Chamond, je reliai connaissance avec la jeune fille dont j'ai parlé, et je ne l'ai abandonnée qu'avec beaucoup de peine lorsqu'elle m'apprit que nos relations ne pouvaient plus continuer, puisqu'elle était courtisée en vue du mariage, par le fils de son patron. Je suis resté dans cette usine cinq mois environ et en suis sorti volontairement pour m'embaucher chez Pichon teinturier à Saint-Chamond.

JE PERDS LA FOI

      J'avais commencé à lire le Juif errant d'Eugène Sue chez Journoux, lorsque j'avais dix-huit ans. La lecture de ce volume avait commencé à me montrer odieuse la conduite des prêtres : je plaignais amèrement les deux jeunes filles et leur compagnon Dagobert. Or un jour une conférence fut faite à Saint-Chamond par Mme Paule Minck, collectiste. Elle traita des idées religieuses, les combattit, en un mot elle fit une conférence anticléricale. D'après elle, pas de dieu, pas de religion, du matérialisme complet. Elle disait que le saint Gabriel était un jolie garçon qui faisait la cour à celle que l'on appelle la Vierge, et que saint Joseph n'était que son époux pur et simple. J'ai été très frappé de ses discours, et déjà poussé par le Juif errant contre la religion, n'ai plus eu confiance, et j'ai à peu près complètement perdu les idées religieuses.

DANS UN CERCLE D'ÉTUDES SOCIALES

      Quelques temps après, Léonie Rouzade, collectiviste, et Chabert de même parti, c'est-à-dire le parti ouvrier, firent une conférence à Saint-Chamond à laquelle j'ai assisté. Le sujet de la femme était anticlérical, et l'homme traita la question sociale. tous ces discours m'ébranlèrent, et à la sortie de cette réunion, j'ai demandé à mon ami Nautas s'il y avait des écrits qui traitaient ces matières. Il me répondis que oui, que le journal Le Prolétariat imprimé à Paris me mettrait au courant de toute ces questions. Sur ces entrefaites, je fis connaissance d'un autre camarade qui avait eu une discussion énergique avec le maire de Saint-Chamond, M. Chavannes, qui a été député. Je trouvais étrange qu'un ouvrier discutât aussi vertement avec un maire, car ces deux personnages sortaient de la conférence avec moi. Cet ouvrier s'appelait Père. J'ai cherché à causer avec cet homme qui avait pris la parole pour notre grève des teinturiers. Je parvins à le voir, et il m'apprit qu'un cercle d'études sociales était en formation. Je lui demandai si je pourrais en faire partie, il me répondit affirmativement et me donna quelques explications. Depuis lors j'en fis partie. Ce qui m'avait tant poussé à continuer l'étude des problèmes sociaux, c'était aussi la première lecture du Prolétaire qui parlait en faisant l'apologie de la Commune de 1871, et des victimes du nihilisme russe. Je l'avais tellement lu et relu, que je le savais presque par coeur. J'avais alors vingt à vingt et un ans. je lisais aussi un quotidien collectiviste Le Citoyen de Paris. Dès le début, je comprenais difficilement leurs idées, mais en persévérant je suis parvenu à voir qu'elles étaient bonnes.

JE DEVIENS ANARCHISTE

      Dans le cercle dont je faisais partie, il venait souvent des orateurs anarchistes qui, prenant la parole, m'éclairaient sur les points que je ne comprenais pas. Bordat, Régis Faure, m'ouvrirent un autre genre d'idées. De prime abord je trouvai leurs théories impossibles, je ne voulais pas admettre, mais à force de lire les brochures collectivistes et anarchistes, et avoir entendu maintes conférences, j'optai pour l'anarchie sans toutefois être complètement convaincu sur toutes leurs idées. Ce ne fut que deux ou trois ans après que je devins complétement de l'avis de l'anarchie.

PREMIER DÉMÊLÉS AVEC LA JUSTICE

      Je suis resté, chez Pichon, à peu près deux ans et demi, j'ai été renvoyé de cette maison parce que j'ai eu quelques minutes de retard à la rentrée du travail du matin, et j'ai répondu au contremaître qui m'en faisait l'observation qu'il ne comptait pas les jours où je restai après l'heure. C'est à cause de ces paroles qu'il me donna mes trois jours pour me retirer.
      C'est après cette affaire que je fis maison sur maison à cause du manque de travail, chez Vindrey, chez Balme, chez Cuteau et Richard. je suis retourné trois fois chez Vindrey, j'ai travaillé sur ces entrefaites chez Coron à Saint-Étienne, pendant un mois. C'est chez Vindrey que je suis resté le plus longtemps. Je fréquentais alors les cours du soir, primaires et de chimie, et j'ai même fait une demande pour être admis à suivre les cours de jour pendant les jours de chômage, autorisation qui m'a été refusée parce que j'étais trop vieux.
      J'apprenais difficilement et ne comprenais qu'après que l'on m'eût expliqué plusieurs fois. C'est là que j'ai appris un peu de calcul. Etant chez Vindrey, j'étais anarchiste, je commençais à faire des explosifs,mais je n'arrivais pas à fabriquer des engins convenables, n'ayant que de mauvaises matières entre les mains; je cherchais à faire de la dynamite. Un de mes amis, qui avait acheté dans une vente de l'acide sulfurique ne put le garder chez lui, car un de ses enfants avait failli se brûler avec, il me le donna.
      Un jour, une fille qui avait été trompée par son amant, vint me trouver sachant que j'avais à ma disposition du vitriol, ou pour mieux dire acide sulfurique, et m'en demanda pour brûler un cor qu'elle avait. Je me defias, et je lui demandai comment elle l'employait. Elle me répondit qu'elle en prenait une goutte avec une paille, et le mettait sur le cor, que ce procédé lui avait déjà réussi. Alors je lui en ai donné très peu dans un grand récipient, mais elle s'en est servi en y ajoutant un peu d'eau, pour le jeter à la face de son amant.
      Cette femme fut arrêtée et on lui demanda oû elle avait eu cet acide, elle dit que c'était moi qui lui avais donné. Je fus donc appelé auprès du Commissaire de Police; là, l'affaire s'expliqua et je fus relâché aprè avoir été entendu. La police a dû sans doute aller prendre des renseignements à ce sujet sur moi chez mon patron M. Vindrey, car dès qu'il eût appris que j'etais anarchiste, il renvoya d'abord mon frère et ensuite moi, et cela immédiatement. J'eus beau lui demander des explications il ne me répondit pas, mais à force d'injures et d'insultes, je lui arrachai cet aveu : que s'il m'avait connu il y aurait déjà lontemps que je serais à la porte.

JE NE POUVAIS LAISSER MOURIR DE FAIM MA MÈRE...

      À ce moment ma soeur venait d'avoir un enfant avec son amant. Nous étions sans travail, mon frère et moi et sans un sou d'avance. Nous n'avions que le pain que le boulanger voulait bien nous donner. Ne trouvant de trvail nulle part, je fus obligé d'aller en quête de nourriture. Je prenais un pistolet et j'allais à la campagne à la chasse aux poulets avec un panier à la main pour les mettre, je faisais semblant de ramasser des pissenlits. Mon frère allait voler des sacs de charbon. Un jour même il faillit se blesser en sautant un mur avec un sac, étant poursuivi. Ce charbon on le prenait parmi les déchets. Il m'était pénible d'aller prendre la volaille à de malheureux paysans, mais je ne savais pas ceux qui étaient riches et je ne pouvais pas laisser mourir de faim ma mère, ma soeur et son enfant, mon frère et moi.
      J'ai bien cherché à travailler mais partout on me renvoyai, ma mère et ma soeur ignoraient d'où provenait la volaille que j'apportais, je leur disais que j'avais donné un coup de main à des paysans et qu'ils m'avaient donné une poule en paiement.
      Je fus obligé d'agir ainsi durant à peu près un mois, c'est-à-dire jusqu'au moi de mai, où je suis parti pour Saint-Étienne. Une fois du travail à peu près assuré, mon frère s'est embauché et ma mère vint me rejoindre. Mon frère gagnait beaucoup plus que moi mais dépensait davantage, il ne rapportait presque rien à la maison. Un jour je lui fis le reproche et même plusieurs fois, en lui disant : " Que ferions-nous à la maison, si j'en faisais autant que toi; demain nous n'aurions qu'à la table et je lui fis la morale. " Il se mit à pleurer sentant le reproche juste, mais cela ne le corrigeait pas, qu'il gagne peu ou beaucoup.
      J'avais appris à jouer de l'accordéon, et le dimanche quand j'en trouvais l'occasion, j'allais faire danser, cela me permettait d'avoir quelques sous devant moi, pour pourvoir à mes dépenses personnelles, car je remettais toute ma paie entre les mains de ma mère pour laquelle j'avais alors beaucoup d'affection, affection qu'elle perdit plus tard à cause de son bavardage et de ses cancans au sujet d'une maîtresse que je fis par la suite.

CONTREBANDIER

      Au bout de deux ans que j'étais à Saint-Étienne, je me mis à faire de la contrebande pour les alcools, car mon travail ne pouvait suffire à cause des jours trop nombreux de chômage. Au moyen d'appareils en caoutchouc qui s'adaptaient à la conformation du corps, je passais les liquides soit en tramway soit à pied. Je portais sur moi des fioles d'odeur de manière que les personnes qui m'approchais sentissent le goût des parfums au lieu de celui des émanations de l'alcool. Cette idée m'avait été suggérée par un camarade qui m'avait fourni l'argent et les indications nécessaires.
      Quelque temps après je fis la connaissance d'une femme mariée, par l'intermédiaire de ma mère. Celle-ci, qui allait aux conférences des protestants, parla à cette femme beaucoup en ma faveur, comme du reste toutes les mère font. Ma mère avait fait cela croyant parler à une demoiselle. Or un dimanche, elle l'invita à venir chez nous. J'étais endimanché et prêt à sortir. En voyant cette petite brune aux grands yeux noirs, je compris que c'était la personne dont ma mère m'avait parlé, et je fus galant avec elle, autant que ma faible éducation me le permettait. Il nous resta à cette dame et à moi, une bonne impression de notre entrevue; j'appris qu'elle était mariée avec un ouvrier passementier âgé de vingt ans de plus qu'elle. Les relations commencèrent, d'abord amicales et ensuite intimes. Elle avait deux enfants, un garçon de douze ans et un autre de sept ans, qui était estropié. Je compris que cette femme était malheureuse avec son mari qui jamais ne lui causait, et dont, à cause de la différence d'âge, le caractère était bien contraire, lui était refermé et grossier, elle expansive et affectueuse.
      Je conçu l'idée de lier pour toujours ma vie avec cette femme; je lui exposai ces idées et mes théories, c'est-à-dire qu'il lui était permis comme à moi de céder, lorsquelle le voudrait, à un penchant d'amour. Je lui autorisais même à recevoir chez nous ceux pour lesquels elle avait un penchant. Il en aurait été de mème pour moi, sans que cette conduite détruisît notre union; seulement nous devions agir par respect l'un pour l'autre, avec discernement, en tenant secrets les rapports étrangers à la maison, de telle sorte que l'on ne fasse pas naître dans le coeur de l'un ou l'autre la jalousie, fille de la peine spontanée du coeur. Cette femme s'appelait Bénéditte. Comme sa situation était très précaire, je lui donnais de l'argent dans la mesure du possible. J'étais donc obligé pour ainsi dire par l'affection que je lui portais, à continuer la contrebande pour lui venir en aide et avoir quelque argent devers moi. Elle ne sut que très tard que je faisais de la contrebande car je ne pouvais pas toujours lui dissimuler ce que je faisais d'autant plus qu'elle se trouvait souvent dans la chambre où je retirais mes appareils. Ma mère appris bientôt cette relation, et excitée par les voisines et sachant cette femme mariée, elle fit tout son possible pour briser cette union de coeur. Elle l'insultait plus bas que terre en pleine rue, et accompagnait ses paroles de menaces. Ceci m'indisposa fort contre ma mère et malgré toutes les conciliations possibles que je fis auprès d'elle, elle ne faisait que continuer de plus belle. C'est alors que mon amour filial se changea en haine, et que je m'attachai de jour en jour avec plus de force à ma maîtresse.

FAUX-MONNAYEUR

      Voyant que la contrebande ne produisait plus beaucoup de travail et que le travail ne marchait pas, je résolus de faire de la fausse monnaie, car je me rappelais qu'un de mes amis en avait fait et que cela avait réussi; cet ami se nommait Charrère. Je commençais à faire des pièces de 1 F et de 2 F, quelques-unes de 5 F, et de 0,50 F. J'en ai écoulé quelque peu; je trouvais trop méticuleux la fabrication et trop difficile l'écoulement. Pourtant, je voulais faire la bonheur de ma maîtresse et le mien, nous mettre pour l'avenir à l'abri de toute misère. l'idée du vol en grand me vînt à l'esprit. Je me disais qu'ici-bas nous étions tous égaux et nous devions avoir les mêmes moyens pour se procurer le bonheur.

PROFANATEUR

      Abandonné de toutes ressources, dénué de tout et sachant qu'il y avait actuellement assez de choses de produites pour sastisfaire à tous les besoins d'un chacun, je cherchais quelle était la chose qui pouvait me procurer le bien-être. Or, je ne voyais que l'argent, je ne désirais en posséder que pour mes moyens d'existence de chaque jour, et non pour le bonheur d'être dans l'opulence et regorger d'or. Je me mis donc en quête de savoir où je pourrais frapper, ne pouvant me résigner à crever de faim à côté de gens qui étaient dans le superflu. J'appris qu'à Notre-Dame-de-Grâce il y avait un vieillard qui vivait dans la solitude et qui recevait beaucoup d'aumônes. Sa vie était très sobre, et naturellement il devait amasser un trésor. Je partis une nuit me rendre compte de la véracité de ce que l'on m'avait dit, explorer la maison et être en état de me présenter de manière à ne pas échouer dans mon entreprise. avant d'avoir pris ces dispositions, j'appris par des camarades que l'on avait enterré une baronne, Mme de Rochetaillée, et qu'on avait dû la parer de ses bijoux. J'ai pensé que je pourrais facilement violer son tombeau et me procurer toutes les choses de valeur. J'allai donc au cimetière de Saint-Jean-Bonnefonds (Loire) où était son caveau. Vers 11 heures du soir, j'escaladai le mur du cimetière. en y allant, j'ai profité de l'occasion pour écouler deux pièces de 2 F. Je pus en faire passer une chez un marchand de vins, et l'autre chez un boulanger, car je ne voulais pas être sans argent dans ma poche. Une fois le mur escaladé, j'ai cherché l'endroit de la sépulture, que j'ai trouvé facilement.
      La pierre tombale était située devant la chapelle mortuaire. À l'aide d'une pince-monseigneur prise, je crois, dans un chantier, je parvins difficilement à soulever la pierre, puis j'ai rentré dans le caveau. Dans le caveau, il y avait plusieurs cases fermées par des plaques de marbre, j'ai cherché celle où il y avait une indication me donnant l'endroit où reposait la baronne. J'ai enfoncé ma pince dans une interstice et en secouant de droite à gauche, je fis tomber la plaque en marbre qui fermait l'entrée de la case. Cette plaque en tombant produisit un bruit sonore, car il y avait beaucoup d'écho dans ce caveau. Aussitôt je suis remonté pour voir si ce bruit n'avait pas attiré l'attention de quelqu'un. Voyant que je n'avais rien à craindre, je suis redescendu dans le caveau et j'ai retiré avec beaucoup de peine le cercueil de sa case qui était la deuxième et placée à 1,20 m de hauteur, mais n'ayant pu maintenir le cercueil je le laissait tomber. Un bruit sourd, plus fort que le premier se fit entendre. Je suis remonté comme la première fois me rendre compte de l'effet produit. Voyant que je pouvais continuer mon oeuvre tranquillement, je suis redescendu et j'ai commencé à faire sauter les cercles qui entouraient le cercueil et toujours à l'aide de ma pince. Je parvins à briser le couvercle, Je rencontrai alors un deuxième cercueil en plomb que je n'eus pas trop de mal à défoncer. J'avais avec moi une lanterne sourde qui s'éteignit avant la fin de l'opération. Je remontai pour aller chercher des fleurs desséché et des couronnes fanées que j'allumai dans le caveau afin de m'éclairer.
      Le cadavre commençait à être en état de décomposition, je ne parvenais pas à trouver les bras, alors j'ai essayé de débarrasser le cadavre et j'ai trouvé sur le ventre une quantité de petits paquets que j'enlevai et jetai par terre. Il y en avait de tous les cotés, et ce travail fait, j'examinai les mains, les bras et le cou, mais je ne vis pas de bijoux. Ne trouvant rien, et commençant à être asphyxié par la fumée que produisaient les fleurs et les couronnes en brûlant, je suis sorti du caveau et me suis en allé par la porte du cimetière qui ne s'ouvrait qu'intérieurement. Je repris le chemin de Saint-Étienne, et j'avais mis une fausse barbe. En route j'ai rencontré un homme qui me demanda d'un peu loin de la gare. J'avais sur moi un revolver. Cet homme, ne comprenant pas bien ce que je lui disait, s'approcha de moi et me fit la remarque que j'avais une fausse barbe, réflexion qui me fit sourire. J'arrivai à Saint-Étienne vers deux heures du matin.

CAMBRIOLEUR

      N'ayant pas réussi, je songeai à trouver autre chose, et j'appris qu'à un petit village appelé La Côte il y avait une maison inhabitée appartenant à des riches. Je crus qu'il y avait de l'argent; je suis allé trois fois explorer les lieux de manière à opérer sûrement. Un soir j'y suis allé et ai essayé de faire sauter la pince. Comme je n'y parvins pas, je suis parti et y retournai le lendemain emportant un vilebrequin et une mèche anglaise très large. J'ai escaladé le mur et j'ai sauté dans le jardin, je me suis dirigé vers la porte de derrière et me suis mis à l'oeuvre. Lorsque le trou fut assez grand pour y passer mon bras, je l'enfonçai, enlevai la barre et ouvrit la crémone, il a même fallu que je m'aide de ma pince pour faire effort afin de faire sauter le pêne de sa gâche. J'ai visité la cave où il y avait du vin, des liqueurs, etc., et où, par conséquent, je me suis rafraîchi, car j'avais eu beaucoup de mal à ouvrir la porte de la cave, ensuite j'ai visité toutes les chambres jusqu'au grenier. J'ai trouvé 4 ou 5 f, dans une poche de robe. J'ai pris des matelas, couvertures et quelques effets, des pendules, du vin, des liqueurs, de l'eau-de-vie, une longue-vue, des jumelles, etc. Je suis retourné pendant trois semaines environ emportant chaque fois dans un appareil une vingtaine de litres de vin et des paquets de liqueurs fines. Ayant fait de la contrebande, j'avais la facilité d'écouler les spiritueux. Ensuite je continuais, les ressources épuisées à vivre tout en faisant la contrebande soit en fabricant de la fausse monnaie, j'usqu'à l'affaire de l'Ermitage. Car ceci se passait en mars, et l'affaire de l'Ermite en juin.

ASSASSIN

      Poussé à bout, ne trouvant pas d'embauche nulle part, je ne voyais qu'un moyen de mettre fin à mes maux : aller à Notre-Dame-de-Grâce dépouiller l'ermite et son trésor. Avant de prendre définitivement cette décision, j'ai cherché à trouver un emploi, si pénible qu'il fût, dans les mines de Saint-Étienne. Là, comme chez mes anciens patrons, impossible de trouver de l'occupation. Ceux même qui étaient du métier ne pouvaient pas rentrer. Alors désespéré, je partis seul un matin pour Notre-Dame-de-Grâce. Je pris le train vers 7 heures à Saint-Étienne pour Saint-Victor-sur-Loire, en changeant de train à Firminy. N'ayant exploré l'habitation de l'ermite que nuitamment, j'eus quelque hésitation pour me diriger, alors je demandai, en descendant du train, au chef de gare le chemin le plus court pour aller à Notre-Dame. En route, à Chambles, je rencontrai une petite fille à qui je demandai le nom du hameau que l'on voyait là-haut sur la montagne, et s'il n'y avait pas un ermite qui y vivait. La réponse ayant été explicative puisqu'elle me donna le nom du hameau : Notre-Dame-de-Grâce, et qu'elle me montra l'endroit où demeurait l'ermite, je lui donnait un sou. En gravissant la montagne, je me suis arrêté à mi-chemin pour casser la croûte. je fus en ce moment interpellé par un prêtre qui me fit remarquer que j'avais tort de m'arrêter auprès d'un buisson, que la montagne était infestée de reptiles. Ce prêtre devait être, à mon avis, le curré de Chambles. Il descendit la montagne et moi je continuai à la gravir. Arrivé au hameau j'eus un instant d'hésitation ne reconnaissant pas très bien mon chemin. je me mis alors en route cherchant à m'orienter et à donné le change aux paysans qui auraient pu remarquer ma présence.Je m'amusai même en route à visiter les quelques ruines que je rencontrais.
      À midi, je me présentai à la porte de l'habitation de l'ermite. Je frappai à plusieurs reprises afin de me rendre compte s'il y avait quelqu'un, et avoir un moyen d'introduction dans la maison, mais c'était en vain, je ne reçus aucune réponse. Je passai donc par le derrière, j'escaladai le mur du jardin, et m'introduisis dans la maison par la porte de la cave qui se trouvait entrouverte. Apercevant dans la cave un escalier, je m'y suis engagé. Cet escalier était fermé par une trappe. J'ai soulevé celle-ci, et me suis trouvé tout à coup dans une chambre où reposait l'ermite couché dans son lit. Réveillé par mes pas, l'ermite s'était assis sur lit et me demanda : "Qui est là ?" À cette interpellation, je répondis : "Je viens vous trouver pour faire dire des messes pour un de mes parents qui est mort. Voici un billet de cinquante francs; Prenez vingt francs et rendez-moi la monnaie." Ce billet de cinquante francs, je l'avais emprunté à un de mes camarades avant de quitter Saint-Étienne. Je pensais qu'en l'obligeant à changer un billet, je verrais l'endroit d'où il sortirait la monnaie à rendre, et qu'il me servirait comme cela, sans s'en douter, d'indicateur de la fameuse cachette de son trésor. Il me répondit d'un air méfiant ces mots entrecoupés : "Non... non!" Voyant cela, je me mis à examiner attentivement la chambre. L'ermite voulut se lever, mais je lui dis : "Restez au lit mon brave, restez au lit." Il voulut se lever malgré tout, je m'approche aussitôt du lit, et lui mettant la main sur la bouche, je lui dis : "Restez au lit, nom de Dieu." Malgré cette injonction impérieuse, il voulut toujours se lever. Alors je lui ai appuyé plus fortement sur la bouche en me servant de mes deux mains. Comme il se débattait, j'ai saisi le traversin, je lui ai appliqué sur la bouche et ai sauté sur le lit.
      Alors par le poids de mon corps, la pression de mon genou sur sa poitrine, et celle de mes deux mains appuyant fortement sur le traversin, je parvins à le maîtriser. Mais ces moyens n'étaient pas assez expéditifs pour obtenir une suffocation capable de mettre hors de combat cet homme et de l'empêcher de me nuire. Je pris alors mon propre mouchoir, et lui enfonçai dans la gorge aussi profondément que possible. Il commença bientôt à étirer ses membres avec des mouvements nerveux, fit même ses excréments pendant que je le tenais ainsi, et ne tarda pas à rester dans un état d'immobilité la plus complète. Quand je vis qu'il ne remuait plus, j'enlevai mon mouchoir, le remis en poche, et sautai au bas du lit. J'ôtai de suite mes chaussures, pour ne pas faire de bruit, et après avoir déposé mon revolver auprès du lit, j'ai visité tranquillement tous les meubles, garde-robe, etc. Partout je trouvais de l'argent de caché, je fis même sauter avec une pelle que j'ai touvé sous ma main trois ou quatre buffets fermés à clef. Je monte au grenier, je trouve de l'argent partout, le long des murailles, sur les charpentes, dans des pots, je descends à la cave, même tableau, de l'argent, toujours de l'argent. Mais jamais, me dis-je en moi-même, jamais tu n'emporteras tout. Je pris les mouchoirs de l'ermite, en fis des espèces de sacs en les nouant, et j'emportai avec moi le plus d'argent possible. Dans le cours de mes perquisitions, j'entendis frapper à la porte d'entrée en descendant l'escalier du grenier : j'ai sauté de suite sur mon revolver que je mis dans ma poche et je prêtai l'oreille un instant. Comprenant qu'on s'en retournait, Je me suis mis à poursuivre mon oeuvre.
      Cependant je me demandais qui pouvait être venu. je pensai bientôt que ça ne pouvait être que la femme du voisin, dont j'entendais à travers la cloison les pas et le bruit de la voix qui venait voir si l'ermite n'avait pas besoin de quelque chose, car sans doute cet homme que j'avais trouvé encore au lit à midi, devait être indisposé. Vers cinq heures du soir je suis sorti par le même chemin que j'étais venu, emportant avec moi un echarge d'argent et d'or d'au moins vingt kilos. Je me suis dirigé de suite vers la gare Saint-Victor. Le train avait beaucoup de retard. Ce retard me permit de me livrer à mes réflexions. Je compris qu'il n'était pas prudent de continuer la route avec mon fardeau d'autant plus que le chef de gare avait l'air de me regarder. Je partis donc sur la route ayant rencontré un conduit qui la traversait, j'y mis de suite mon butin.Arrivé au village, j'ai soupé copieusement. La patronne de l'établissement chercha à lier conversation avec moi en me demandant où j'allais et d'où je venais. Je lui répondis : "Madame je n'aime pas être interrogé, il n'est pas convenable de faire de telles questions aux gens, sans savoir si cette manière d'agir leur plaira." Après le souper, et avoir réglé mon compte, je retournai à Notre-Dame-de-Grâce.Là, je retournai cinq ou six fois chez l'ermite par les mêmes procédés que la première fois. À chaque voyage, j'emportais dans mes mouchoirs de l'argent que je cachais à vingt minutes de là, dans les blés, en ayant soin toutefois d'écarter les épis, afin de ne laisser aucune trace de mon passage.
      Le matin, je descendis pendre le premier train à Saint-Victor, en emportant avec moi un paquet rempli de pièce d'argent ou d'or, paquet que j'ai déposé dans ma chambre en arrivant à Saint-Étienne. C'était le vendredi. Dans la journée, je vis ma maîtresse et lui demandai si elle voulait venir avec moi faire une excursion dans la nuit, à la montagne. Je lui avais dit de prime abord, de ne demander aucune explication au sujet de cette promenade nocturne. Elle consentit. je louai donc une voiture pour toute la nuit. Au départ, je dis au cocher de prendre la route de Saint-Just-sur-Loire, en ne lui donnant pas d'autres indications.Arrivé non loin de mes cachettes, je le fis arrêter et le priai de m'attendre, en laissant ma maîtresse dans la voiture. J'avais emporté avec moi une sacoche et une valise en quittant Saint-Étienne. Je pris ces deux objets avec moi et j'allais vivement chercher les paquets que j'avais cachés. A mon retour, je déposai dans l'intérieur du véhicule. Le cocher remarquant que j'avais de la peine à soulever ces trois objets, me fis remarquer que si c'était de l'argent que je portais, il y aurait là une somme considérable. Nous reprîmes de suite le chemin de Saint-Étienne.
      Tout cela avait demandé beaucoup de temps, d'autant plus que j'avais été visiter les abords de la maison du crime pour voir s'il n'y avait rien d'anormal. Le jour commençait donc à poindre. En route le cocher me dit : " Gare à l'octroi ! " - je lui répondis : " Je ne crains rien, je n'ai rien avec moi de soumis aux droits. " Arrivé à l'octroi, un employé me demanda si j'avais quelque chose à déclarer. Je lui répondis " Non. " " Du reste, ai-je ajouté : Regardez. " Il me fis ouvrir la valise, je m'exétait de suite; il ne vit que des paquets de mouchoirs, les tâta et crut sentir un corps dur. comme il demandait des explications, je lui répondis que c'était du métal. Nous reprîmes alors notre route. La voiture traversa une partie de Saint-Étienne, et me conduisit au hameau appelé Le Haut Villebeuf jusqu'à la porte de mon habitation, où nous arrivâmes vers quatre heures du matin. J'ai payé la voiture dix francs de pourboire au cocher, sans toutefois lui faire aucune observation. Je montai mon butin dans ma chambre et ma maîtresse me quitta bien vite afin de rentrer le plus promptement chez elle. Dans la nuit du samedi je suis retourné Notre-Dames-de-Grâce, je pris le train pour aller et revenir jusqu'à Saint-Rambert, le reste de la route je le fis à pied. J'avais avec moi une sacoche, je rentrai à la maison de l'ermite par les mêmes moyens, et la rapportai bondée d'argent. Dans l'après midi du lendemain, qui était le dimanche, j'appris par des personnes que le crime était connu, et que c'était le perruquier de l'ermite qui allant le raser, avait découvert l'affaire. J'étais heureux d'être sorti, car je m'apprêtais à retourner le soir à Notre-Dame-de-Grâce et mal m'en aurait pris, car j'aurais été évidement arrêté sur le fait.

RECHERCHÉ

      J'achetai de suite des journaux et j'appris alors que l'on avait su par des emplyés de l'octroi qu'une voiture était passée la nuit et qu'on avait déclaré de la ferraille, qu'on supposait que c'était celle qui contenait le produit du vol, et qu'actuellement on recherchait le conducteur de cette voiture. Comprenant qu'on ne tarderait pas à le trouver, je louai de suite une chambre, et j'y portai toutes les valeurs que j'avais dans celle que j'occupai alors en portant toutefois une partie de l'argent chez ma maîtresse, en l'absences de son mari, et l'autre dans ma nouvelle résidence. Je résolus d'aller voir le cocher pour le supprimer dans le cas où il ne serait pas entré dans la voix des aveux, car lui mort, la piste de la police se trouvait égarée. En allant pour le voir, je le rencontrai en route avec sa voiture, se dirigeant sur Firminy. Je l'appelai et lui demandai s'il voulait me conduire à cette localité. Je pensai qu'il ne pouvait me reconnaître, ayant changé de costume. Il accepta. Une fois sur la voiture, j'entrai en conversation, et l'amenai sur le chapitre de l'actualité, je veux dire du crime. "Savez-vous ce que c'est que cette histoire d'ermite dont on parle ? " Il feignit de ne rien savoir ; alors je lui demandai s'il ne pourrait pas me conduire à Saint-Just-sur-Loire. Je lui faisais la même question que lorsque je le pris la nuit, afin de voir s'il avouerait quelque chose. Il me répondis négativement, mais que son patron m'y conduirait.
      Alors je lui dis : " Ce n'est pas la peine que vous vous dérangiez pour cela, je ne tiens pas absolument à aller de suite là-bas, je préfère me rendre à Saint-Étienne pour régler mes affaires. À un moment donné, il prétexta avoir oublié quelque chose, me pria de descendre, et rebroussa chemin en me disant : " Je vais chercher une note que j'ai oublié. " Pas plutôt descendu, je compris que j'étais reconnu, je me mis à suivre la voiture que je perdis bientôt de vue. Dans ma précipitation et mes doutes sur l'endroit exact de sa demeure, je dépassai de beaucoup son habitation, et m'apercevant de mon erreur, j'eus bientôt son adresse exacte par les habitants du pays, d'autant plus que je connaissais son nom. Je l'attendis un instant et, ne le voyant pas sortir de chez lui où je faisais le guet, je compris que le meilleur parti à prendre, était de m'en retourner chez moi, tout en me tenant sur mes gardes. Je m'en retournai à pied, ayant mes mains sur les deux revolvers que je portais, et au moindre bruit, je me mettais sur la défensive. Tout me portait ombrage et je ne voulus pas me rendre à la gare, craignant d'être pris, bien que j'avais sur moi un billet de retour pour Saint-Étienne. En réfléchissant de plus en plus sur la conversation du cocher et sur ses agissements, je compris qu'il avait déjà depuis longtemps dévoilé tout ce qu'il savait. Mon plan était de ne plus retourner à la chambre où il m'avait conduit.

ARRÊTÉ

      Quelques jours après, je rencontrai ma maîtresse qui me demanda : " Quand coucherons-nous ensemble ? " - " Cette nuit, lui dis-je, si tu le veux " - " mais où ? me dit-elle, est ce dans ton ancienne chambre ou dans la nouvelle ? " - Instinctivement je répondis, l'ancienne chambre voulant en passer l'inspection, et détruire tout ce qui pouvait se rapporter au crime de Notre-Dame-de-Grâce. Cette réponse causa mon malheur. c'est en me rendant dans cette chambre que je fus arrêté, et même reconnu par un des agents civils, le nommé Nicolas qui s'écria lorsque je fus arrêté : " Tiens, c'est Koeningstein. " Le propriétaire de cette chambre l'avait fermée avec sa clef, moi j'y avais fait poser une autre serrure, la seule dont je me servais, ne m'occupant ni des clefs, ni de celle du propriétaire. Je rentrais par le derrière de la maison sans être vu. Arrivé près de ma chambre, impossible d'en ouvrir la porte, le bruit que je fis révéla ma présence, et, comme je me disposais à m'en retourner, je vis la porte du propriétaire s'ouvrir, et un homme en sortir. Sur le moment, je pris cet homme pour le propriétaire qui venait de se rendre compte du bruit qu'il avait entendu, et, pensant en moi-même qu'il pouvait supposer la présence d'un cambrioleur, je ne voulus pas fuir. au contraire, je m'arrêtai pour lui causer et me faire connaître. Aussitôt cet homme sauta sur moi, et les autres qui étaient cachés chez le propriétaire vinrent aussi me saisir.
      Ils eurent de la chance que pour la première fois depuis l'affaire de l'ermite, je n'eus pas d'armes sur moi, car j'en aurais peut-être blessé quelques-uns, et j'aurais pu m'enfuir. Ils m'attirèrent dans le logement du propriétaire. Là je me suis débattu aussi violemment que possible, et je faisais même semblant d'appeler à moi des camarades afin de les terroriser er de profiter de leur émoi pour m'échapper. Ils m'ont ensuite fouillé et ont trouvé sur moi une petite boîte en corne, boîte à bonbons provenant de l'ermitage. Elle était difficile à ouvrir. Le commissaire qui la tenait, essayant de l'ouvrir, je lui dis alors : " Prenez garde, elle va sauter. " Sur ce, un agent m'interpella en ces termes : " Nom de Dieu, il a encore l'audace de se f... de nous " (sic). Là, ils me mirent les menottes et on est monté dans ma chambre où ils ont constaté que la pendule, cinq édredons et une quantité d'objets venaient des vols de la Côte. Ils essayèrent de me faire avouer et de leur donner des explications, mais je leur répondis que je ne parlerais qu'à l'instruction.

ÉVADÉ

      Nous partîmes alors, et causâmes en route. Arrivés à trois cent mètres à peu près de la maison, près d'un chemin qui faisait une courbe, nous rencontrâmes un homme porteur, je crois d'un paquet. Les agents l'interpellèrent. L'occasion de fuir me paraissant bonne, je fis semblant de connaître cet homme, en l'appelant par des " psitt ". Les paroles incohérentes que je lâchais, firent supposer aux agents que cet individu était mon complice et m'abandonnèrent pour se ruer sur lui. Aussitôt je pris la fuite en rebroussant chemin. Ils s'en aperçurent de suite,mais j'avais gagné du terrain, et malgré leur poursuite ils ne purent m'atteindre. Ils essayèrent toutefois de m'intimider en me tirant un coup de revolver, mais ils ne m'atteignirent pas, et je pus continuer ma route. Ceci se passait vers une heure du matin.

      Ici se termine les Mémoires dictées par Ravachol, ceux du moins que voulurent bien recueillir ses gardiens. Après son invraissemblable évasion de Saint-Étienne, Ravachol se rendit à Paris et accomplit les deux attentats que nous avons relatés. Condamné à mort, il accueillit la sentence au cri de " Vive l'Anarchie ! " et fut exécuté le 11 juillet après avoir refusé l'assitance d'un aumônier, et chanté une chanson anticléricale. Le télégramme officiel annonçant son exécution était ainsi conçu :

      " 7 4287 - Justice a été faite ce matin à 4 h 05 sans incident ni manifestation d'aucune sorte. Le réveil a eu lieu à 3 h 40. Le comdamné a refusé intervention de l'aumônier et m'a déclaré n'avoir aucune révélation à faire. Pâle et tremblant d'abord, il a montré bientôt un cynisme affecté et une exaspération au pied de l'échafaud dans la minute qui a précédé l'exécution. Il a chanté d'une voix rauque quelques paroles de blasphème et de la plus révoltante obscénité. Il n'a pas prononcé le mot anarchie et a, sous la lunette, poussé le cri dernier de 5716 2907 4584 ( l'administration avait traduit " Vive la République " ). Le plus grand calme n'a cessé de régner dans la ville. Rapport suit. "

      En réalité, le couperet avait interrompu Ravachol au milieu d'un cri : " Vive la ré... ". C'était mal le connaître que de penser qu'il avait pu, à l'instant suprême, s'enthousiasmer pour la république. Il avait très certainement voulu prononcer, une dernière fois, le mot " Révolution ".
      La personne de Ravachol fut, on s'en doute, très discutée, même dans les milieu anarchistes, du moins jusqu'à la comparution devant les assises. Toutefois, après les deux procès qu'il eut à soutenir, son attitude, courageuse et désintéressée, lui valut un grand renom parmi les compagnons.
      Guillotiné à trente-trois ans, Ravachol devint, pour certains compagnons, " une sorte de Christ violent " dont le " meutre légal " devait ouvrir une Ère. Quoi qu'il en soit, des romanciers le prirent pour héros, des chansonniers célébrèrent ses actes ou appelènt à la vengeance... on trouvera dans le menu de la page sur Ravachol, un de ces chants que l'almanach du
Père Peinard pour 1894 publia en son honneur.

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Les principes de
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Vite ! la suite.